Pour ce troisième épisode, nous avons le plaisir de recevoir deux invités engagés et engageants. La première, Nathalie Gimenes est Docteure en Sciences de gestion, Conférencière, Consultante, Essayiste, Enseignante, experte en RSE… Avant de fonder « Be Concerned », elle a passé la majeure partie de sa carrière dans l’industrie pharmaceutique.
Le second, Olivier Babeau est président de l’Institut Sapiens. Il déclarait en février que 2020 était « la meilleure année de l’humanité depuis le début ». A-t-il changé d’avis depuis ? Nous le saurons très bientôt… Toujours est-il qu’il encourage les entreprises à davantage s’engager dans le débat public, via une tribune publiée dans les Echos début novembre…
Bienvenue à vous deux, un grand merci pour avoir accepté le principe de cette rencontre…
1 / Avant de prendre votre avis sur les sujets d’actualité, j’aime commencer par donner un angle philosophique au débat. Je vais commencer par interroger Mme Gimenes, M. Babeau ne m’en voudra pas j’imagine après son vibrant plaidoyer sur la politesse… Mme Gimenes, pouvez-vous nous parler de votre thèse, soutenue en 2018 (avec d’ailleurs un rapporteur qui faisait partie des premiers invités de cette émission, Bertrand Valiorgue !) - sur le processus de création de valeur par la RSE. Selon-vous, quelle est la place de la création de valeur économique dans la performance globale telle que vous la définissez dans ce travail ?
NG : Merci beaucoup Clarence de me permettre d’ouvrir nos échanges sur un des résultat de mes travaux. Il convient d’abord de définir ce que j’entends par « processus de création de valeurs par la RSE » et vous préciser que dans cette formulation le mot « valeurs » est au pluriel.
Au moment où j’entame ma thèse en 2014, le débat qui anime le sujet de la RSE, notamment chez les dirigeants et dans la presse managériale, c’est que la RSE doit, non seulement être intégrée à la stratégie, mais surtout au cœur du business model. C’est cela qui a attisé ma curiosité. Comme vous le savez, dans la logique générale, le Business Model représente le système de création de la valeur, au singulier cette fois, c’est-à-dire, la manière dont l’entreprise génère du profit. Si on part de cette conception du business model, et que l’on réfléchit à l’intégration de la RSE, alors la RSE devient « un moyen » de faire de la performance financière. C’est une vision dite « utilitariste » de la RSE. Certains défendent cette conception de la RSE mais dans mes travaux, la question était plutôt de savoir si la RSE permettait de transformer les modèles d’affaires pour un impact élargi des activités.
Des chercheurs comme Prahalad, Yunus, ont travaillé sur une vision différente du « business model », une conception socio-économique comme le « social business model ». Dans cette conception, le business model n’a plus vocation à créer uniquement de la valeur économique et financière, mais aussi de la valeur sociale, sociétale et environnementale. Raphaël Maucuer a, pour sa part, mené un travail très intéressant sur des partenariats entre des ONG et des entreprises et l’évolution des business model. Il préconise le modèle RCOV-Eps, : « RC » pour Ressources et Compétences, « O » pour Organisation, « V » pour proposition de valeur et enfin « Eps » pour équation de profits au pluriel. Une équation de profit à la fois financière, sociale, économique. La notion de performance globale est ainsi traitée d’une manière différente. C’est à partir de ces travaux que je me suis dit qu’il serait intéressant, dans le cadre d’une recherche d’intervention, d’aller réfléchir à la mise en œuvre de la RSE d’une manière plus moderne et plus adaptée au langage des dirigeants du moment, c’est-à-dire à travers un « processus de création de valeurs » et c’est ainsi que j’ai pu travailler avec des praticiens sur l’impact de la prise en compte de la RSE sur les composantes du modèle RCOV-Eps.
Pour répondre à votre question, quelle place de la valeur économique dans ces travaux ? On voit bien qu’elle est indissociable de la valeur sociale et de la valeur environnementale, on est dans cette idée que l’une contribue à l’autre et inversement. Cette notion de « profits » au pluriel est très intéressante car elle reconnaît qu’une entreprise doit être profitable économiquement pour être pérenne bien sûr, cependant, cette profitabilité ne peut se concevoir que si elle bénéfice aussi à la société et à l’environnement, et si elle ne bénéficie pas à la société ou à l’environnement, au moins qu’elle ne se fasse à leur détriment. On est ici sur les fondements théoriques de la RSE, à la fois dans sa dimension morale mais aussi managériale, qui est de dire que l’entreprise doit gérer les effets négatifs de ses activités sur l’environnement social et naturel. Cette notion de profits pluriel montre que ces 3 valeurs sont indissociables dans la performance de l’organisation.
Juste pour finir, les chercheurs qui travaillent sur le lien entre RSE et business model ont souvent la volonté d’encourager l’émergence de modèles d’affaires plus vertueux. Cependant et l’histoire le montre, le concept de RSE n’a pas forcément réussi à conduire à de grandes transformations dans les modèles d’affaires. Il y a plusieurs raisons qui expliquent cela. C’est tout d’abord un concept large, sans doute trop multiforme et qui a été souvent mal amené dans les organisations, c’est-à-dire comme un arbitrage entre ce qui est de l’ordre du social et de l’économique. On le voit encore aujourd’hui, on oppose l’écologie et l’économie alors que ce sont des enjeux interdépendants. Aujourd’hui, la RSE a encore des difficultés à passer les comités de direction, elle est vue comme un outil opérationnel voire un peu démodé. C’est dommage. La notion de raison d’être par contre, pourrait réussir là où la RSE a échoué. Cette notion de raison d’être qui réapparaît grâce à la loi Pacte, semble plus inspirante, elle est vécue comme telle dans les organisations. La raison d’être, en rediscutant du rôle de l’entreprise dans la société, influence l’orientation stratégique et la RSE en sera la déclinaison opérationnelle dans le modèle d’affaires au travers d’indicateurs qui alimenteront les déclarations de performance extra-financière.
2/ Je vous remercie. Et pour vous M.Babeau, quelle est la place de la création de valeur économique dans les finalités d’une entreprise ?
OB : Tout ce qui vient d’être dit est passionnant et juste. Pour ajouter ma pierre, je comprends la préoccupation RSE, qui en effet est très large, comme étant en fait l’intérêt de l’entreprise à long terme « bien-compris ». On parlait de philosophie. Revenons à ce que veut dire l’économie. C’est la science de la rareté, mais étymologiquement, l’oikos (οἶκος), c’est à la fois « mon troupeau » et « ma maison ». Chez les Grecs, c’était l’ensemble de mes possessions. L’économie, c’est la gestion de la maison, les lois de la gestion de la maison. C’est à dire faire qu’on arrive à pérenniser les choses. Il n’y a pas de profit en soi dans le sens Grec. Quand Xénophon écrit l’économique, il ne s’agit pas de faire du profit, il s’agit d’organiser les choses afin qu’on arrive à survivre. Pour survivre, on doit créer plus de valeur qu’on en détruit. Je dis souvent ça à mes étudiants, il faut apprendre à s’émerveiller… Il n’y a rien de moins émerveillant qu’une entreprise aujourd’hui dans notre société… Pourtant, une entreprise, c’est une sorte de boîte magique. Vous mettez un certain nombre « d’inputs » : des matières premières, des capitaux, des compétences, des gens, du temps, des ressources… Et théoriquement si elle est bien faite, il en ressort plus que ce que vous n’y avez mis. Il y a cet effet synergique qui est assez épatant. Malheureusement, dans certains cas, il en ressort moins. Il faut prendre en compte l’ensemble des ressources qui ont été grillées. Si vous avez par exemple pollué un cours d’eau, ça fait partie du moins que vous avez fait. La compréhension de l’ensemble des impacts est native dans l’économie bien comprise selon moi. Vous allez prendre en compte cette très vieille question des externalités, positives ou négatives. Externalité positive évidemment, une création d’emplois, qui va permettre de nourrir des familles, à des gens de se développer. Externalité négative, naturellement la pollution. Il y a bien toutes ces questions et la question fondamentale des indicateurs. Pourquoi a-t-on choisi le PIB ? C’est un peu le syndrome du réverbère. Vous connaissez la blague du type qui a perdu ses clés, il cherche sous le réverbère et on lui demande « mais ou les as-tu perdues ? », « là-bas, mais ici il y a de la lumière… ». Le PIB c’est ça. C’est un indicateur, hyper simple et possible. On peut arriver à faire la somme des valeur ajoutées d’une année, et cela fait un truc qu’on arrive à suivre d’une année à l’autre. Sauf que c’est un seul indicateur et qu’il est extrêmement pauvre. Il est pauvre parce que vous connaissez bien le paradoxe de la vitre cassée : je casse une vitre, j’augmente le nombre de morts sur la route, j’augmente le PIB… Pourquoi ? Parce que ça fait travailler des gens. Il faudra prendre des voitures, faire travailler des médecins, réparer les routes, faire travailler des pompes funèbres… Changer la vitre si vous l’avez cassé. Le PIB est donc décorrelé avec l’intérêt collectif. Sauf qu’il a le grand avantage d’être simple. Naturellement il faut complexifier cet indicateur. De la même façon, le profit à un moment donné ne dit rien. Quand on enseigne la gestion à des étudiants, on leur dit bien que n’importe quelle entreprise peut multiplier par 10 ses profits une année donnée. Coca-Cola pourrait multiplier par 100 leurs profits en arrêtant de faire de la pub. Couper les coûts, vous savez le faire. Sauf que vous savez que dans un an, dans deux ans, comme vous n’aurez pas maintenu vos positions dans l’esprit des gens, vous allez perdre votre place. La question est bien celle de la pérennité et à travers elle, puisque vous parliez philo et j’adore ça, il y a cette idée du conatus spinozien : tout être vivant, en tant qu’il est, cherche à persévérer dans l’être. Cette force de survie de tout être vivant, l’entreprise, qui est une forme d’être biologique d’une certaine façon, cherche à continuer à exister. Le but de l’entreprise, c’est moins l’entreprise que la pérennité. Pour cette pérennité, cela implique de ne pas détruire l’environnement dans lequel vous vous développer. Que vous ne sciez pas la branche sur laquelle vous êtes assis. Et donc par exemple, je pense que c’est une question très actuelle, que vous ne travaillez pas au détriment de l’équilibre de vos consommateurs. Un dealer de drogue, c’est typiquement celui qui va ne pouvoir compter sur sa pérennité qu’avec la logique du « nuage de criquets ». Vous arrivez sur un truc, vous avez tout ravagé, il n’y a plus rien, votre seul espoir est de trouver un autre endroit ou vous allez pouvoir ravager. Ca, c’est la logique du dealer de drogue. La logique d’une entreprise qui prend en compte son empreinte, c’est de prendre en compte la façon dont vous allez permettre à vos collaborateurs naturellement, mais aussi à vos clients, de se développer et de se réaliser. C’est fondamental à un moment où on a une économie qui se développe en partie - et je parle évidemment des GAFA - à travers la confiscation de notre attention et de modification de la façon dont notre cerveau fonctionne. Je pense que cet impact va aussi jusqu’au bien-être réel du client.
NG : C’est passionnant, merci beaucoup Olivier. Ce que j’apprécie dans cette notion de « profits » pluriel, c’est l’idée qu’elle constitue à la fois une ressource matérielle et immatérielle que l’entreprise peut mobiliser dans le futur. Vous avez parlé de la motivation des collaborateurs, c’est un profit social très important pour l’entreprise et une formidable ressource immatérielle, qu’elle peut donc mobiliser pour mener efficacement ses activités sur du long terme.
3/ « Il est paradoxal qu'on exige des entreprises qu'elles soient désormais porteuses d'une « raison d'être » dépassant de loin leurs seuls produits et services tout en bloquant soigneusement toute forme de participation féconde au débat public. » écrivez-vous M. Babeau. Vous ne donnez pas vraiment d’exemple dans votre tribune de ce que pourrait être cette expression, si ce n’est quelles « formulent leurs attentes »… Jusqu’ou doivent aller ces attentes ? Outre les attaques externes de politiques peu connaisseurs de leurs sujets, comment gérer les dissensions internes ?
OB : Dans ma chronique, j’ai le droit à 5300 signes, cela limite un peu, ce n’est pas une thèse de doctorat en 540 pages comme avait pu être la mienne… C’était une époque ou on avait le droit de se lâcher ! Ce que j’essaye de dire dans cette tribune, c’est que très souvent, les entreprises, par peur de toute aspérité, de tout conflit, mais c’est compréhensible de la part des dirigeants, se limitent à des signalements de vertu. C’est à dire en fait à donner des signaux que tout le monde attend, à répéter ce que tout le monde répète aujourd’hui. Je suis de ceux qui pensent que lorsque ce que vous dites, tout le monde pourrait le dire et 100% des gens seront parfaitement d’accord avec vous, ce que vous dites n’a aucun intérêt. Donc aujourd’hui dire « je suis pour l’environnement, pour la diversité, pour l’inclusivité », cela fait partie des choses tellement banales que cela n’en a plus d’intérêt. Cela fait partie de la publicité normale de l’entreprise, pour moi c’est du signalement de vertu et ça n’a pas grand intérêt, d’autant plus que parfois, cela peut-être d’autant plus facilement dit, que cela n’est pas traduit dans la réalité. Ce qui serait plus intéressant, c’est que les entreprises qui sont aujourd’hui des entités d’action… On dit les entreprises aujourd’hui, évidemment, ça ne veut jamais dire en réalité, il n’y a pas « d’entreprises », il y a des gens dans des entreprises. Il y a des praticiens, des gens qui agissent dans les entreprises, il y a des responsables et des gens qui travaillent une bonne partie, voire toute leur vie dans un secteur qu’il connaisse beaucoup. Je regrette, parce que je vois un petit peu le fonctionnement politique, que les entreprises ne soient convoquées que pour réaffirmer la doxa du moment (égalité, inclusivité, environnement…),, mais qu’à aucun moment, on ne leur demande leur avis sur ce qu’elles connaissent le mieux, c’est à dire leur métier. Le grand paradoxe, c’est que quand vous êtes un spécialiste d’un secteur, vous êtes la dernière personne à qui on va venir demander des choses… Quand vous êtes une entreprise pharmaceutique, parce que c’est l’ère du soupçon, on va vous soupçonner d’être forcément uniquement intéressé par le profit à court terme et ne pas hésiter à tuer l’ensemble de l’humanité pour gagner quelques points de profitabilité et on se méfiera absolument de ce que vous allez dire. Alors que vous avez des choses intéressantes à dire… Peut-être que si on avait écouté les industries depuis un certain nombre d’années, on aurait évité la division par deux de la part de l’industrie dans notre PIB depuis une trentaine d’années… Peut-être que si on avait demandé aux chefs d’entreprises ce qu’ils pensaient des problématiques liées à la fiscalité, leurs difficultés à recruter des gens compétents… Peut-être serait-on un peu meilleurs dans notre capacité à rayonner à l’étranger. Il y a par exemple une rupture, une cassure complètement dingue entre l’enseignement secondaire, voir supérieur et le monde de l’entreprise, le monde professionnel réel. Et c’est extrêmement difficile de relier les uns aux autres. On éduque les enfants sur une méfiance et une méconnaissance du monde de l’entreprise, on a fait avec l’institut Sapiens des rapports là-dessus, sur l’ignorance des Français en économie et sur la façon dont les manuels, en seconde notamment, présentent l’entreprises sous un jour idéologiquement complètement biaisé. On a cette incapacité à comprendre l’entreprise et donc à faire jouer à l’entreprise le rôle social fondamental qu’elle peut jouer.
4/ Quelle est votre opinion Mme Gimenes sur ce sujet de l’expression des entreprises dans le débat public ?
NG : Ma réponse va être très claire et va aller dans le sens de M. Babeau. Je crois que toute entreprise a un rôle politique de par sa nature. Tout d’abord parce qu’elle crée de la richesse sur un territoire, elle interagit avec de multiples parties prenantes, elle prend soin de ses salariés, elle anime le bien être de tout un collectif, ses salariés par ailleurs utilisent la sphère publique pour venir travailler par exemple. L’entreprise évolue « en société » et pas seulement « en marché », elle a donc un rôle politique de par sa nature. Quand j’ai lu votre question et que j’ai lu ce qu’Olivier écrivait sur la raison d’être, cela m’a fait penser à la notion du contrat social et aux travaux de Schuman sur la légitimité. Cette notion de contrat social, c’est l’idée que l’entreprise passe une « convention implicite » avec la société, sur ce qu’elle compte apporter à la société, sur la manière dont elle compte agir, sa raison d’être, sa mission et sa responsabilité sociale sont déterminantes dans ce contrat pour que la société ait confiance. Sur ce point, Schuman disait que pour qu’une entreprise soit légitimée par la société, alors elle doit pouvoir participer d’une manière explicite au débat public. Donc, je suis très favorable à ce que les entreprises puissent prendre des positions sur des sujets de société comme celui de la diversité. Ce que je conseille cependant, c’est que dés lors qu’elles choisissent de se positionner alors elles doivent être exemplaires. Il ne faut pas d’injonctions paradoxales. Il y a des entreprises remarquablement engagées, qui ont un modèle d’innovation qui crée beaucoup de valeur sociétale. Je crois que ces entreprises ont leur mot à dire dans le débat public. Je suis favorable pour que ce rôle politique des entreprises se renforce et que l’Etat sorte un peu du « contrôle social » pour être davantage dans des dynamiques de co-production avec les entreprises.
5/ Pour créer un peu de dissension puisque vous êtes peut-être trop d’accord (!), j’ai sélectionné 3 sujets d’actualité :
OB : Cela fait beaucoup ! J’ai plus envie de commencer par le dernier, sur le débat Demurger - Silberzahn. J’ai tendance à dire que la raison d’être d’une entreprise, c’est de bien faire les produits ou les services qu’elle s’est proposée de faire. C’est même plus que ça : ce qui va être le signe de son succès, en fait, c’est sa capacité à survivre. La différence entre une entreprise privée et une administration, c’est que la seconde n’a pas besoin d’apporter un service collectif réel pour survivre. Il y a une décorélation entre les ressources qu’elle obtient de la violence légitime et donc la capacité à lever l’impôt et le service qu’elle rend en effet. C’est ce dont j’avais témoigné dans un livre qui s’appelait « l’horreur politique », un décrochage complet entre la raison d’être d’une administration, qui au bout d’un moment existe pour elle même. C’est marrant d’ailleurs parce qu’on parle peu de la raison d’être du public (à part dans Purpose Info, NDLR !). Le public est évalué à son coût. On pense que la valeur créée, c’est son coût. Peut-être parce qu’on pense que la valeur créée apporte un avantage social difficile à compter. Cela signifie qu’on s’interdit de critiquer ou de prendre du recul par rapport à une administration dont on sait très bien - il y a plein de chercheurs sur le sujet, je ne suis pas le seul - qu’elle finit par exister uniquement pour elle même et survivre à la raison qui l’avait fait créer. Le grand avantage et la chose formidable pour une entreprise, c’est qu’elle a un juge de paix terrible pour son utilité sociale : ce sont ses clients. Peut-être que ça mène à la question Decathlon. Decathlon fait exactement ce qu’il veut. Il peut mettre ses publicités ou il veut. Les clients vont aussi voter, en approuvant Decathlon, ou en y allant moins… J’ai vu aussi beaucoup de réactions « je n’irais plus chez Decathlon »… Une entreprise doit convaincre ses parties prenantes, les gens dans son environnement de son utilité. C’est ce qu’on appelle le néo-institutionnalisme en théorie de gestion. Vous devez arriver à convaincre l’Etat que vous êtes légitime, les clients que vous apportez une valeur, les différentes parties prenantes que vous apportez une valeur positive à la société. Si à un moment donné vous ne le faites plus, les clients partent, vous n’avez plus de quoi vivre et vous fermez. Et donc ça c’est formidable. De ce point de vue là, Amazon, pour y revenir, apporte vraiment de la valeur… Pourquoi moi je commande sur Amazon ? (Parce que je ne vais pas faire semblant de ne pas aller commander sur Amazon, je suis désolé…) J’y vais parce que je suis sûr que cela sera plus rapide, que la diversité des produits qui sont offerts est extrêmement grande, que le service après-vente est hyper efficace, que vous vous faites rembourser en un claquement de doigts, sans barguiner, plus facilement que jamais. Tout ça, c’est ce qu’on appelle de la qualité. Ce n’est pas de l’esclavagisme Amazon. C’est la résultante d’une qualité de service objective qui est apportée. Je ne dis pas qu’il n’y a pas des problèmes liés à l’économie des plateformes, j’en parle dans mon dernier ouvrage (Le nouveau désordre numérique, NDLR). Mais on ne peut pas dire qu’il n’y a pas de raison d’être et qu’ils sont condamnés à disparaître. Je pense que c’est une grave erreur. C’est hyper sympa de se dire qu’on est du côté du bien, ça fait chaud au cœur, on peut se faire des gros câlins. Mais je ne suis pas certain que ça soit toujours extrêmement pertinent.
NG : Pour ma part, je boycotte Amazon, non pas parce que c’est une entreprise qui n’aurait pas de raison d’être… Sur ce point, c’est assez clair pour moi, toutes les entreprises ont une raison d’être par nature, qu’elle soit définie ou non, elles en ont une, Je boycotte Amazon, par choix. Vous avez parlé tout à l’heure du poids du client. Je reviendrais sur la pression de la société civile, qui a fait évoluer les organisations, l’histoire le montre bien. J’ai fait le choix de ne plus acheter sur Amazon car je trouve que la performance sociale de cette entreprise questionne et au-delà, de vouloir porter un jugement sur cette entreprise, il s’agit surtout de favoriser les commerçants de proximité, les circuits courts en somme de favoriser une autre forme d’économie. C’est un positionnement peut-être idéologique, mais c’est ce qui me motive en tant que citoyenne. J’ai envie de donner plus de valeur à cette forme d’économie, dans la période que nous traversons… J’ai, par le passé, acheté sur Amazon, j’ai découvert toutes les qualités dont vous parlez Olivier. Vous avez raison, c’est une entreprise performante qui a une véritable raison d’être. Mais voilà, à un moment donné, on a des choix à faire dans des contextes particuliers. L’erreur, c’est de croire qu’une entreprise qui n’a pas défini sa raison d’être va mourir. Par contre, là ou j’irai un petit plus loin par rapport à ce que vous dites Olivier, c’est que, selon moi, le fait qu’une entreprise ré-interroge sa raison d’être, ça lui donne la possibilité de re-questionner son rôle sur du plus long terme. Bertrand Valiorgue (invité du premier épisode de Purpose Info, NDLR) l’explique très bien, l’entreprise a la possibilité de re-questionner son offre au regard des nouveaux défis contemporains. On peut avoir pensé son offre à un moment donné, et la redéfinir pour être davantage aligné avec les nouveaux défis. Cela invite les dirigeants à repenser la façon dont ils vivaient leurs modèles jusqu’à présent. Par contre, ce n’est pas isolée que l’entreprise doit appréhender ces enjeux mais avec toutes ses parties prenantes.
OB : Clarence, je vais vous décevoir, parce que je suis d’accord avec Nathalie ! Je suis désolé, elle parle d’or. C’est ce qui est formidable dans le jeu de la concurrence. Il y a des gens, de plus en plus nombreux, qui vont vouloir des produits produits différemment, avec d’autres exigences, par exemple des exigences sociales, écologique, des qui vont valoriser la proximité et être capable de payer un différentiel de prix parfois important. Cette demande va créer le développement d’offres, c’est ça qui est formidable, qui vont être rigoureusement différentes. Des grandes entreprises vont être amenées à totalement changer leur façon de produire. C’est déjà le cas, la plupart des grands groupes changent leur façon de produire, L’Oréal ne produit pas ses crèmes de la même façon, les essais sur les animaux ont été changé sous la pression du public. Et c’est ça qui est extrêmement puissant dans le système du marché, la demande commande des adaptations. C'est le cas en politique, mais il y a beaucoup de frottements car il y a un décalage du au fait que vous allez voter que tous les tant d’années, qu’il y a une sorte d’ambiguïté dans votre vote, on ne sait pas trop bien pour quoi vous voter, ce que vous approuvez, ce que vous n’approuvez pas. Dans les produits, on voit très rapidement ce que vous approuvez ou non, c’est une sorte de démocratie directe impitoyable le marché. C’est pour ça qu’il est super efficace.
Sur le cas Danone, c’est intéressant, ils ont toujours défendu, depuis le fondateur Antoine Riboud, auprès du CNPF à l'époque, un double projet économique et social, dès les années 1970. Son fils Franck disait ça aussi très bien avant qu’il ne prenne sa retraite. Une entreprise qui n’a pas à la fois un projet social, c’est à dire une prise en compte de l’humain et on pourrait dire une prise en compte de la finance, de l’équilibre économique est mort née. Emmanuel Faber est le continuateur de cette idée là. Danone n’a jamais dit « on va raser gratis »… « On va employer des gens beaucoup plus qu’on en a besoin et on va vendre à perte en empruntant et en s’endettant pour que rien ne change»… Non, Danone est comme les autres, il doit s’adapter, il y a des marchés qui bougent, un monde qui change, il faut se développer, il faut arriver à obtenir les moyens de payer son personnel. Ce n’est pas parce que vous êtes conscients de ce que vous devez faire que vous êtes immortel. Au contraire, cela demande plus d’exigence. À une époque difficile, alors que l’économie vient de reculer comme jamais, ou on s’attend à ce que le chômage augmente, j’ai trouvé complètement dingue qu’on s’étonne de l’annonce de Danone. Danone est comme tous les autres. Il n'est pas « too big to fail », l’Etat ne viendra pas demain mettre de l’argent dans Danone, je ne pense pas, en tout cas, ils ne comptent pas dessus ». Donc ça n’avait rien d’extraordinaire, c’était bien l'expression de cette difficulté, de ces deux pieds sur lesquels une entreprise doit marcher.
NG : Oui, je suis alignée avec ça. Je suis très admirative de cette entreprise qui depuis très longtemps a été précurseur. On ne peut pas dire aujourd’hui qu’Emmanuel Faber ne soit pas un grand leader, il bouscule cette industrie ! Ce que je trouve intéressant dans cette situation, c’est que cela questionne la finance. D’une manière sous jacente et je lisais la tribune dans Le Monde de Patrick Artus sur le sujet, cela nous rappelle que « Rien de majeur ne changera si le rendement exigé du capital reste aussi élevé ». C’est cela aussi la réalité de la vie économique d’une organisation et il ne faut donc pas s’étonner qu’il y ait encore des choix tels que ceux de Danone, qui soient encore pris. C’est la complexité de cet éco-système qu’il convient de prendre en compte. On sait très bien quand on travaille dans les organisations, qu’un travail sur la raison d'être ne suffira pas, il faut aussi travailler avec toutes les parties prenantes, les actionnaires en font partie et les gestionnaires d’actif aussi. Il y a un besoin de travailler sur des intérêts communs. Nous sommes peut-être sur un chemin qui mène à la construction d’un capitalisme, différent, on verra bien. Mais l’annonce de Danone pose des questions et des problèmes que l’on connait depuis longtemps.
6/ On se rapproche d’un concept de votre thèse Mme Gimenes, en parlant de l’élargissement des finalités. Est-ce qu’il y a une priorité à faire entre la santé, l’environnement ou lutte contre la pauvreté ? Ou est-ce que ce sont des finalités tellement élevées qu'on ne peut pas faire de priorités entre elles ?
NG : Ce sont en effet des finalités très élevées et des bien communs cruciaux, que ce soit la santé, l’environnement ou la pauvreté. Ces biens communs sont traduits et pris en compte dans les objectifs du Développement Durable. Il faut toujours revenir à des concepts mobilisateurs et mondiaux. Ce que je voudrais souligner surtout c’est que ces biens communs sont interconnectés. C’est ça l’enjeu de demain. C’est de prendre conscience de la dépendance entre ces biens communs. La pauvreté est un déterminant de la santé. Si vous avez une perte de santé, demain vous pouvez tomber dans la précarité. Si vous êtes dans la précarité, la violence n’est pas loin et également la malnutrition…ce sont aussi des déterminants de la santé. Le lien entre les dégradations de l’environnement et la santé ne sont plus à démontrer. Vous voyez, ce qui est très important, c’est de « dé-siloter » les expertises sur ces questions pour pouvoir être vraiment sur des approches globales et coordonnées. Je rêve demain de « raison d’être » convergentes entre l’industrie alimentaire et l’industrie pharmaceutique, parce que l’une fait de la prévention et l’autre travaille sur la cible des pathologies. On peut très bien imaginer des collaborations innovantes au service de la santé.
Appréhender l’inter-dépendance de ces grands enjeux me semble être une piste qui n’est pas encore assez explorée. Regardez, si on prend par exemple la crise de la Covid-19, on sait que c’est une zoonose. On sait très bien depuis longtemps, à travers notamment le concept du « One Health », une santé, une planète, que ces pathologies vont de plus en plus émerger. Regardez le conseil scientifique… Je pense qu’on peut s’étonner de l’absence d’un écologue en son sein… On sépare les expertises au lieu de les appréhender dans un esprit plus global.
Pour revenir à une entreprise, si on part de l’hypothèse qu’une entreprise se positionne sur un de ces objectifs, on voit bien en quoi cela va la « condamner » en quelque sorte, à innover, pour apporter des produits et des services qui puissent palier ces grands besoins universels.
Pour lutter contre la pauvreté par exemple, l’entreprise n’est pas seule, bien sûr, elle agit avec des partenaires. Dans ce cas, il faut prendre soin d’évaluer la situation sociale à améliorer sur un territoire avant l’intervention de l’entreprise et de ses partenaires et après. C’est comme cela que se mesure l’impact. Je crois qu’Olivier vous en parliez tout à l’heure. On ne le fait pas encore assez.
OB : Évidemment je souscris à tout ça. Il ne faut pas faire de priorités car ce serait en fait renoncer à tous. On ne peut atteindre chacun qu’à travers l’atteinte collective. J’aime bien l’idée du prix Nobel d’économie indien Amartya Sen, qui parle des « capabilités » de base. Il y a beaucoup de débats sur le bonheur, qu’est-ce que le bonheur, qu’est-ce qui améliore les choses dans la civilisation… Il prend les choses de façon un peu plus pragmatiques et dit que pour être heureux, on a besoin de certaines choses, l’accès à la santé, à l’éducation, ce qu’il appelle les « capabilités de base ». Et je crois que l’accès à un environnement sain de développement en fait partie. Tout ça forme un tout. Je trouve très ennuyeux qu’on ait l’impression qu’on ne peut avoir l’un qu’au prix du renoncement à l’autre, au prix du sacrifice. Il faut renoncer à ce que nous a apporté la technologie, la médecine, la science depuis 200 ans en termes de mortalité infantile, de qualité de vie, de confort énergétique… On est tous chauffés, on a plus froid l’hiver et on a plus faim parce qu’on a augmenté la productivité agricole. Il faudrait renoncer à tout ça pour sauver la planète. Et bien moi je n’y crois pas. Je crois qu’on peut justement, grâce aux technologies, arriver à trouver des énergies, utiliser des sources d’énergie qui soient respectueuses de l’environnement. Le gros problème de notre énergie, ce n’est pas qu’elle est limitée, c’est précisément qu’elle est illimitée et qu’on arrive pas au bout du pétrole comme on le prévoyait. On espérait qu’on arriverait au bout du pétrole mais ce n’est pas le cas. Il n’y en a jamais eu autant, le prix n’a jamais été aussi bas. C’est bien ça notre problème aujourd’hui.
On a des moyens technologiques de trouver des façons d’être plus respectueux. Je crois à la coordination de tout ça. Le développement de l’être humain dans sa maison, dans son « oikos ». C’est bien l’idée de l’écologie, c’est le même « oikos », c’est le discours sur la maison qu’est notre planète. On est tous dans une même maison, et quand on est dans une même maison, on a tous les mêmes intérêts à ce que ça soit propre et à ce qu’on y cohabite de la meilleure façon.
7/ Si on reste dans cette idée d’élargissement des finalités de l’entreprise, doit-on, toujours en vertu de l’idée de bien commun, aller jusqu’à interdire certaines activités ? Par exemple obliger les entreprises qui les pratiquent à en changer, par exemple les cigarettiers ? Demain les viticulteurs ou les producteurs de viande (cf. Le vote par les étudiants d’Oxford visant à interdire la consommation de celle-ci à la cantine)…?
NG : Quand j’ai vu votre question, je me suis dit, qu’au delà des finalités, cela questionne l’utilité des organisations. Vous avez raison de souligner ce point Clarence, car, dès lors que l’on considère que la notion de « raison d’être » traite de l’utilité des activités et de la contribution de l’entreprise à l’intérêt collectif alors cela questionne celle d’entreprises comme les cigarettiers. Sur ce point, le tabac, c’est 75,000 décès par an en France, auxquels il faut ajouter toutes les maladies cardio-vasculaires et pulmonaires qu’il induit. Nous évoquions tout à l’heure le besoin pour une entreprise de gérer les externalités positives et négatives de ses activités, les résultats sont ici assez éloquents. Difficile de parler d’utilité sociale. Alors faut-il pour autant interdire ces activités ? C’est un débat difficile. Il n’est pas nouveau. Vous trouverez toujours des fumeurs qui vont vous expliquer qu’il y a un intérêt pour eux et une utilité à fumer. Ce qui me dérange, c’est que c’est un produit qui par essence, cherche à rendre dépendants les personnes, c’est une drogue qui nuit à leur santé et qui les tue. Le côté « drogue » est dérangeant. En préparant votre question, je me suis souvenu des propos de Jacques Attali quand il plaidait pour l’interdiction du tabac. Il comparait le tabac au Médiator. Je ne sais pas si vous vous souvenez de cette tribune où il demandait pourquoi le tabac ne pourrait-il pas être traité avec la même sévérité que le Mediator, cad comme un produit inutile, à la nocivité plus que prouvée. Je trouve ce raisonnement très pertinent.
Après on sait bien que c’est une industrie qui crée des emplois, qui apporte beaucoup d’argent à l’état. Les taxes liées au tabac pourraient d’ailleurs être explicitement destinées à renforcer les investissements dans la recherche médicale publique, cela donnerait un peu de sens.
Concernant les produits moins polémiques et moins nocifs, je crois beaucoup à la régulation par la pression de la société civile. L’exemple des étudiants d’Oxford le montre bien. On voit bien que la société civile peut constituer l’arbitre de demain. Ce sont les clients qui ont le pouvoir de faire évoluer les propositions de valeur, de décider de l’existence ou non de certains produits, de certaines marques etc. Je suis plus dure avec une industrie qui tue.
OB : Alors c’est là qu’on ne va pas être d’accord. Mon poil se hérisse quand on veut m’expliquer ce qui est bien pour moi et qu’on veut me dicter mes comportements en fonction de ce qui est bien pour moi. Personne n’est aujourd’hui obligé de fumer. Il y avait sans doute un problème du temps du tabagisme passif. Vous étiez obligé. J’ai fait partie des gens, nous étions une famille nombreuse, je me souviens quand il n’y avait plus de places en wagon non fumeur, on allait en wagon fumeur et on se tapait 4 ou 5 heures dans les vapeurs… Aujourd’hui, 35 ans plus tard, on regarderait ça, on appellerait la police tout de suite et on ferait un procès à la SNCF. Donc c’est rigolo de voir comment les perceptions évoluent… Mais ce n’était pas il y a si longtemps, à une époque on trouvait ça tout à fait normal. Mais à partir du moment où aujourd’hui, on sait exactement à quoi on se soumet quand on fume, que les impôts sont déjà là, je crois 70 ou 80%… Un impôt d’ailleurs, entre parenthèses hyper inégalitaire, la prévalence du tabagisme est monstrueusement corrélée avec l’appartenance sociale. J’avais vu les chiffres au Royaume-Uni, c’est 40% des classes modestes et 10% des classes « supérieures ». C’est une sorte d’impôt terrible sur les plus pauvres. Ce que jamais l’Etat n’avouera. Il y a ça et le loto, dans le genre impôts indirects. Sur le tabac, à partir du moment ou vous êtes un adulte, consentant, vacciné, à vos risques et périls… Allez-y fumer ! Oui, il y a des évolutions sociales, parfois l’Etat les fait progresser à travers ses lois, parfois c’est le social qui avance et l’Etat qui rattrape, longtemps après, comme par exemple pour l’homosexualité. C’était banalisé bien avant que l’Etat ne finisse par avancer et dépénaliser. Parfois ça se fait dans l’autre sens. Sur la cigarette, l’Etat a objectivement permis l’évolution des comportements. Il y a des moments, c’est quand même des minorités actives, le problème ne va pas être de faire changer leur propres comportements, mais de faire changer les autres de façon autoritaire. Et c’est ça moi qui me choque. Que vous n’aimiez pas la viande, que vous n’en preniez pas, très bien, vous êtes libre. Et si demain d’autres gens décident de le faire, vous ne ferez plus de viande si vous n’arrivez plus à la vendre… Mais que vous en soyez à imposer par différentes politiques, par différentes techniques d’agit-prop, vos décisions à tout le monde, le problème c’est qu’il n’y aura plus de limites. Hier vous alliez nous interdire des choses parce que c’était mortel. Puis parce que c’était nocif. Puis ça sera parce que c’est inutile. Parce que c’est luxueux… Superfétatoire, « pas bien »… Et là vous allez introduire la morale dans le champ de la liberté et c’est là que je suis extrêmement inquiet pour ce qui est en train de se passer. Quand l’Etat commence à se piquer de la morale, c’est là que ça commence à dériver. C’est Benjamin Constant qui disait, un de ces grands auteurs qu’on n’utilise et qu’on ne mobilise pas assez, « que l’Etat se contente d’être juste, nous nous chargeons de notre bonheur » . Aujourd’hui, l’Etat, comme il n’arrive pas à être juste, ni à nous permettre la prospérité, prétend se charger de notre bonheur. Ça, ça m’inquiète beaucoup.
NG : Je vais quand même réagir, parce que je suis aussi une libérale Olivier… Mais je trouve que c’est différent de vouloir interdire ou légiférer fortement un produit dont on sait qu’il tue, de ceux que l’on peut considérer comme futiles. Bien évidemment, il faut des produits futiles et ne pas entrer dans le diktat de l’utilité. Ce qui m’intéresse dans le raisonnement, ce n’est pas l’enjeu moral, c’est de discuter du pourquoi on interdit un médicament comme le Médiator, pourquoi on interdit la vente de certains médicaments dont on sait qu’ils ont un bénéfice- risque peu favorables et qui de surcroit coûtent chers, et pourquoi on autorise encore la vente de tabac. Les gens qui fument sont libres en effet, vous avez raison de le souligner, ils sont libres d’acheter des produits nocifs pour leur santé mais in fine quand ils tomberont malades, c'est bien avec l'argent public qu’ils pourront être pris en charge….. Pourquoi on mène ce raisonnement pour un médicament et pourquoi on ne le mène pas pour le tabac ?.
Le problème mérite d’être posé sous cet angle là. Je ne suis pas favorable aux interdits et personne n'a envie d'une société qui nous en imposeraient de plus en plus. C’est pourquoi, ce débat n'est pas simple. Pour autant, il y a des industries à qui on interdit la production et la mise à distribution de certains produits et le tabac y échappe alors même que c’est une drogue qui crée des dépendances et qui engendre des coûts humains et des coûts de santé publique colossaux…
OB : Tout à fait d’accord, mais quand même les études montrent qu’on peut être Addict à n’importe quoi. On peut être accro par exemple à l’alcool et aux écrans.
NG : Je suis d’accord ce n’est pas simple…
OB : Limiter le temps d’écran, c’est le régime Chinois qui l’a fait, il a limité le temps de jeu des jeunes Chinois de façon autoritaire.
NG : On est bien d’accord, ce n’est pas simple.
OB : Pas simple… Et oui et quelle drogue vous permettez, quelle drogue vous autorisez, à partir de quelle moment une drogue est vraiment dure ? Il y a beaucoup de choses dont on est dépendant et qui sont autorisées…
8/ Pour conclure, on arrive au terme du débat. Comme avec les démarches qualité qui ont précédé, on reproche parfois à la RSE et aux normes comme ISO 26000 ou aux labels comme B-Corp, Lucie et Positive Impact, de faire perdre beaucoup de temps en procédures, de n’être pas assez adaptés à la spécificité des entreprises, à leur secteurs d’activité etc... Comment concilier besoin d’un système universel et efficacité en termes d’impacts des actions réellement accomplies ?
NG : Vous avez raison, en gestion, les approches que l’on qualifie de « génériques » qui sont universelles demandent à être adaptées aux réalités des entreprises. Vous avez cité différentes normes et labels. Je ne suis pas partisane des labels, car au final les personnes veulent obtenir le label pour des enjeux de réputation et peuvent perdre le sens de leurs engagements. Si je prends l’ISO 26,000 par exemple, qui est une norme non « certifiante », elle existe avant tout pour guider les organisations, il convient avec les acteurs de l’entreprise de traduire les questions qu’elles sous-tend au regard de leur secteur d’activité. C’est pourquoi, je suis plutôt partisane au développement de référentiels sectoriels. D’ailleurs, la plateforme RSE, sous l’égide de France Stratégie a lancé il y a deux ans (je crois), un programme pour encourager les fédérations professionnelles à s’approprier les sujets RSE qui les concernent spécifiquement. Nous sommes dans la bonne direction car les entreprises auront beaucoup plus de facilités à intégrer les enjeux de RSE si les fédérations les ont rendus très pragmatiques et si elles sont accompagnées pour les mettre en place « step by step » . J’aime bien parler de niveaux d’appropriation pour ne pas tomber dans le piège du diktat des indicateurs. Evidemment il faut des objectifs et des indicateurs mais il faut s’en libérer, redonner du sens, s’approprier les défis de responsabilité sociale et écologique d’une manière progressive. Les référentiels sectoriels me semblent donc être la bonne solution. Nous en parlions récemment avec la secrétaire générale du Global Compact en France, Fella Imalhayene, qui encourage également le développement d’approche sectorielle afin de faciliter la prise en compte des enjeux de développement durable.
OB : Très rapidement, je crois que le grand risque, je l’ai vu dans le problème des éco-contributions, ce que j’avais discuté avec les distributeurs à l’époque. Ils m’expliquaient combien c’était avant tout de la complexité administrative totalement délirante qui était créée. Il faut faire très attention. Dans toutes les préoccupations écologiques, on part très souvent de bons sentiments, qui sont d’ailleurs de très mauvaises bases de réflexion, on fait des choses simplistes et on essaye de les appliquer au chausse-pied… On fait rentrer ces entreprises dans le lit de Procuste de ces préoccupations. Derrière, pour les petites entreprises ce sont des ressources énormes, quasiment des temps plein, que vous allez mettre pour remplir les papiers… Avec une complexité qui grandit de plus en plus. Cette question de la complexité est totalement absente de la réflexion écologique. Pourquoi ? Parce qu’on se fout des entreprises depuis belle lurette. On ne se met jamais du côté des entreprises. C’est vrai pour la décision publique en général. Et c’est vrai pour la décision publique écologique. Probablement parce que nos dirigeants sont des haut fonctionnaires, qui ont été sélectionnés à 24 ans et qui voient leurs salaires tomber le 28 du mois sans aucun problèmes toute leur vie. Mais à aucun moment on ne se met du côté de l’entreprise, des petits entrepreneurs, des PME… A aucun moment on essaye de comprendre que ce n’est pas forcément de la mauvaise volonté ou la volonté d’aller polluer la rivière qui est juste à côté d’eux. C’est qu’il y a une complexité pratique à l’obéissance à l’espèce de tapis de bombes de normes qui leur tombent dessus en permanence. Il faut avoir travaillé dans une entreprise, on devrait même un jour imposer à nos dirigeants d’avoir un jour travaillé dans une entreprise, d’avoir vu ce que c’était d’être aux prises avec les montagnes de normes pour arriver peut-être après à en modérer la production.
Je ne peux que vous remercier l’un et l’autre d’avoir accepté le principe de cette discussion, de ce débat qui a été très riche, très intéressant, donc à nouveau un grand merci d’avoir participé à Purpose Info.
OB : Merci.
NG : Vos questions étaient pertinentes !
Pour plus d’infos :
- Une tribune de Nathalie Gimenes : La « raison d’être » de l’entreprise rebat les cartes du jeu concurrentiel
- La tribune d'Olivier Babeau : Il est temps que les entreprises (re)fassent de la politique
- L'ouvrage d'Olivier Babeau : Le nouveau désordre numérique